Lunettes griffées : la campagne d’Italie
Dans un climat d’affaires particulièrement dynamique, le dernier Silmo Paris a été le théâtre des bruissements d’une filière de l’optique-lunetterie en révolution tranquille.
Dans un climat d’affaires particulièrement dynamique, le dernier Silmo Paris a été le théâtre des bruissements d’une filière de l’optique-lunetterie en révolution tranquille. Révolution parce qu’une recomposition capitalistique et industrielle à l’échelle du monde va modifier le paysage ; tranquille parce que ce secteur repose sur des fondamentaux solides avec une croissance organique continue, liée au vieillissement de la population, au besoin d’équipements des nouvelles générations et aux capacités de R&D des fabricants soucieux d’innover pour se différencier. Si le marché des verres est relativement concentré entre les mains de quelques acteurs, celui des montures est très atomisé, avec des entreprises de tailles diverses où se côtoient des manufacturiers historiques, des industriels planétaires, des lunetiers récents, des créateurs installés ou au profil de startupeurs et des marques de mode et de luxe gérées sous forme de licences... Ce sont ces dernières qui sont le plus discutées actuellement avec un mercato très actif nourrit par les géants du luxe qui réintègrent les lunettes dans leur périmètre.
Après un démarrage compliqué, la société Kering Eyewear, installée en Italie, a annoncé près de 500 millions d’euros de CA en 2018, devenant un acteur de poids qui n’existait pas il y a seulement cinq ans. Une indéniable réussite renforcée par le partenariat avec le groupe Richemont qui à pris 30 % de participation de l’entreprise et lui a confié les lunettes Cartier (prestigieuse vache à lait avec plus d’1 million de lunettes vendues l’année dernière), ainsi que les lunettes Alaïa et Montblanc, puis les marques Dunhill et Chloé qui devraient suivre. Thélios, coentreprise créée par LVMH et Marcolin, rebat à son tour les cartes des licences. La presse économique et optique a beaucoup évoqué la fin du contrat de licence entre Dior et Safilo le 31 décembre 2020. Depuis 23 ans, le groupe italien, numéro deux mondial derrière EssilorLuxottica, crée, produit et distribue les lunettes Dior qui, sous sa houlette, sont devenues une formidable machine à cash représentant un peu moins de 15 % de son chiffre d’affaires.
Arrivé à la tête du groupe Safilo il y a dix-huit mois, Angelo Trocchia hérite d’une situation qui n’est ni nouvelle ni une surprise dans le monde des licences. « C’est le sens du vent actuel, mais ce n’est pas une tempête, constate le PDG. Notre expertise depuis 85 ans est suffisamment démontrée pour ne pas céder aux rumeurs du marché qui nous voit déjà mort ! Mais nous ne nous devons pas nous reposer uniquement sur nos capacités créatives, industrielles et commerciales reconnues, nous devons réaffirmer plus fort encore que nous sommes réactifs, dans l’actualité, dans l’air du temps ». Face au modèle intégré, la licence n’est en effet pas obsolète pour de très nombreuses marques qui préfèrent une délégation de savoir-faire. Pour preuve, le groupe italien a renouvelé des licences clés comme Kate Spade New York, Tommy Hilfiger, Havaïanas, Fossil… et signé des contrats avec Levi’s, Missoni et David Beckham. L’obsession du patron de Safilo n’est pas de se focaliser sur les griffes de luxe qui ne pèsent « que » 3 milliards d’euros de ventes de lunettes au niveau mondial, mais de viser des marques premium contemporary et casual life style qui génèrent quatre ou cinq fois plus de chiffre d’affaires. « Le potentiel de ces deux segments est considérable en Europe, aux Etats-Unis et bien sûr en Asie. Nous avons les moyens humains et logistiques pour répondre aux exigences des marques sur ces marchés et pour mettre en place des stratégies offensives », rassure Angelo Trocchia. Face aux transferts permanents et logiques qui agitent l’univers des licences, Safilo s’appuie aussi sur ces marques propres, dont Carrera qui caracole en tête avec des ventes en croissance de 27 %... De quoi assurer ses arrières face aux coups de vent qui ne manqueront pas encore d’arriver dans l’océan des licences.
Le mercato du moment est liée au souhait des grandes marques de mode et de luxe de maîtriser toute la chaîne de valeurs de leurs produits et cumuler les marges, adoptant alors le modèle intégré. Quand le parfum, hier porte d’entrée dans un univers de marque prestigieuse pour la consommation de masse, réalise de piètres performance, ce sont les accessoires — maroquinerie, chaussures, lunettes… — qui deviennent des pôles d’attraction pour les consommateurs. Les réseaux sociaux ne sont pas étrangers à cette situation : un design distinctif et logotypé des produits valorisent les très nombreux « exhibitionnistes » de la mode qui s’exposent sur ces réseaux, une démonstration visuelle qui échappe au parfum assez peu… instragrammable ! Et avec la vague de casualisation du luxe, les lunettes s’imposent comme un accessoire cool d’identification et de distinction plutôt démonstratif et apprécié. EssilorLuxottica, Safilo, Kering Eyewear, Thelios… : les Italiens composent et recomposent le secteur des lunettes de marques à forte image qu’ils dominent sans partage, en exportant 90 % de leurs productions. Mais la bataille transalpine du leadership est loin d’être apaisée…
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