Repenser la notion de "Capital Humain"
La mesure du capital humain a fait couler beaucoup d’encre. L’ambiguïté du terme, son analogie avec le capital financier ou industriel, le coté “humain”, bienveillant par sa proximité avec humanisme, s’accolant à capital(isme) en font un mot valise propre à maints débats et à bonne conscience. Pourtant, un autre regard sur la valeur du capital humain, comme une somme d’actifs que chacun posséderait (ou non) en “portefeuille”, permettrait de lui redonner une utilité concrète pour chacun.
La mesure du capital humain a fait couler beaucoup d’encre. L’ambiguïté du terme, son analogie avec le capital financier ou industriel, le coté “humain”, bienveillant par sa proximité avec humanisme, s’accolant à capital(isme) en font un mot valise propre à maints débats et à bonne conscience. Pourtant, un autre regard sur la valeur du capital humain, comme une somme d’actifs que chacun posséderait (ou non) en “portefeuille”, permettrait de lui redonner une utilité concrète pour chacun.
Le capital humain a été trop “matière-première-isé”
Le capital financier a cet avantage de pouvoir être ramené à des unités de valeur relativement simples, cotées en bourses ou thésaurisées ou échangées, avec la monnaie comme véhicule usuel. C’est une matière première. Parler de capital humain pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’une “ressource” comme une autre, comme le capital financier ou la terre et les ressources naturelles, ou l’énergie, approche classique de la variable “travail” par les économistes. Cela laisse supposer que nous autres humains sommes aussi des matières premières, cotées, regroupées, échangées sur le marché du travail. Nous savons tous intuitivement que l’analogie est trompeuse et même qu’elle est dangereuse conceptuellement car déformant la réalité pour essayer de la faire entrer dans des cases bien connues qui nous simplifieraient la vie.
Cependant la notion de “ressource” humaine comme une matière première est tellement prégnante qu’elle a envahi nos valeurs, notre morale et même notre droit. Un plan social doit être “ouvert à tous” comme si tous les employés étaient égaux face à la valeur que perdra l’entreprise avec leur départ. En cas de baisse d’activité et de réduction des effectifs, la plupart des employés trouvent « normal » qu’on applique une règle définie pour des stocks de produits, le LIFO (Last In First Out). Ces deux exemples montrent l’aberration économique de la notion de ressource et de fongibilité des hommes.
La matière-première-isation des hommes est aussi dangereuse car elle rend le robot plus crédible et plus logique. À force de transformer les hommes en simples ressources avec un coût et un ROI et à force d’humaniser les robots, ne risque-t-on pas d’accélérer le remplacement des premiers par les seconds même là où des “valeurs” humaines sont nécessaires?
Le Capital Humain, mot valise, se manifeste à plusieurs niveaux
Le capital humain a une manifestation fractale, c’est-à-dire qu’on peut retrouver la notion à de multiples niveaux d’analyse et de discours et par maintes mesures selon ce que chaque responsable veut en faire.
Il s’examine au niveau d’une nation, par exemple par le nombre moyen d’années d’études multiplié par le nombre d’habitants, ou la proportion de la population active, par le taux de dépendance, ou encore par la fécondité, etc.. On traduit d’ailleurs souvent à ce niveau la valeur du capital humain par les coûts qu’il représente comme l’éducation, la retraite, la santé, etc. L’OCDE publie de nombreuses études sur ces indicateurs.
On le regarde parfois au niveau d’une génération, comme à travers les capacités PISA des écoliers ou étudiants, le nombre de bacheliers dans ladite génération, etc.
Une ville va vanter son capital humain sous maintes formes : son nombre d’ingénieurs, de cadres, voire son taux d’emploi, sa diversité ethnique ou culturelle, son potentiel universitaire et sa population étudiante, etc.
Une entreprise soulignera sa proportion de diplômés de bonnes universités, la fidélité du personnel mesuré par le taux de rotation, la satisfaction dudit personnel ou des clients, voire son chiffre d’affaire ou son profit par tête ou encore le nombre de brevets déposés, etc. Pour une entreprise familiale on pourra ajouter la fidélité et la capacité à se redéployer d’une activité à l’autre, etc. L’ensemble a pour objet de motiver le personnel, de rassurer les actionnaires ou les clients.
Ainsi chacun, du président au maire et au chef d’entreprise peut s’enorgueillir ou s’inquiéter de la qualité des hommes dans la réussite actuelle ou future de son entité… ad nauseam pour ceux qui entendent ces sempiternels discours sur « il n’y a de richesse que d’hommes », tous finalement plus vides de sens et pleins de bons sentiments les uns que les autres, tous la plupart du temps manipulatoires en réalité car ne débouchant sur pas grand chose de concret, et tous ramenant les hommes à des sommes ou des moyennes abstraites. Quand les instruments de mesure sont hasardeux, les utilisations que l’on peut en faire sont infinies et peuvent facilement être idéologiques.
Il y a aussi bien sûr des mesures plus concrètes comme la valeur d’un homme mort pour sa famille (par les revenus qu’il n’apportera plus) que regardera l’assureur, le ROI que regardera le comptable quant aux coûts de recrutement ou de formation, etc. Ces mesures sont plus cyniques d’apparence mais au fond elles relèvent de la même logique qui est de faire croire qu’on ne s’intéresse pas à des “ressources” indifférenciées alors qu’en réalité toute la dynamique de notre capitalisme contemporain a fait justement des hommes des ressources. Elle a transformé bien souvent les DRH en complices involontaires en leur demandant des mesures concrètes exactement dans cet axe. L’étude HRMA sur les tendances en human metrics soulève comme mesures du capital humain les plus fréquemment utilisées : rotation, ancienneté, absentéisme, départs volontaires, âge moyen, avantages non salariaux en pourcentage du revenu total, heures supplémentaires par employé, nombre total d’employés, coût du travail par employé. Des mesures parfaitement adaptées à des ressources indifférenciées mais qui ne reflètent que très imparfaitement la vraie contribution des hommes au capital humain de l’entreprise. L’amabilité des vendeurs ne figure dans aucune statistique et pourtant elle est clé dans la réussite d’un commerce.
Le Capital Humain d’une entité est le produit de capitaux humains individuels et différenciés
Le capital humain n’est pas que la somme de “ressources” individuelles plus ou moins différenciées par catégories. Le riz, même Basmati, n’est pas si loin du riz tout court alors que les valeurs des hommes peuvent varier considérablement d’un individu à l’autre. Deux tourneurs-fraiseurs, ou deux consultants en management, ou deux DRH, qui pourraient être définis en tant que tels comme des “ressources” sur le marché du travail, peuvent présenter entre eux des différences considérables bien au-delà de leurs diplômes ou de leurs expériences. C’est souvent politiquement incorrect de le dire et surtout de l’écrire. Reconnaître l’addition de valeurs que l’on a tendance à considérer comme “soft” à des compétences professionnelles validées et considérées comme “hard” ouvre une boite de Pandore : celle de l’évaluateur, de la subjectivité, de la discrimination. Le risque est grand et pourtant la pratique est déjà en place, les entretiens d’embauche ne sont rien d’autre que la validation d’autres facteurs que ceux qui figurent dans le CV.
Notre besoin de mettre les individus en boites de compétences, principalement liées à des compétences professionnelles validées, a bien servi à notre société : pour simplifier la vie économique, notamment pendant les trente glorieuses ; pour permettre à des corporatismes de s’installer en négligeant le fait qu’un chauffeur de taxi, par exemple, n’est pas équivalent à son voisin de station même s’ils ont le même statut. Il nous sert encore pour prétendre à l’objectivité des procédures de recrutement et d’évaluation, etc.
Aujourd’hui il devient de plus en plus clair que la qualification professionnelle n’est plus qu’un élément parmi d’autres, de moins en moins distinctif. Le phénomène est exacerbé avec la croissance du niveau moyen d’éducation. Les savoir-faire professionnels sont en effet devenus des ressources banalisées. S’il y a 100 ans avoir son bac ou un BTS était une garantie d’entrée dans la partie privilégiée du monde du travail, il y a 50 ans une licence, il y a 20 ans une maîtrise ou un doctorat, rien de tout cela aujourd’hui, seul, ne constitue un viatique suffisant. Les diplômés et surdiplômés en panne sur le marché de l’emploi le savent bien. C’est donc que d’autres savoir-faire sont nécessaires pour se distinguer en ce vingt-et-unième siècle.
Le talent d’une politique éducative ou de formation ou de validation des compétences doit être de reconnaître que les diplômes de base ne suffisent plus, qu’il faut de nouvelles compétences à chacun. Le talent de l’entreprise est déjà de savoir distinguer les hommes au niveau du détail, il faut qu’elle reconnaisse que leur développement va demander d’autres dimensions. Le talent de l’individu doit donc être de se rendre distinctif au niveau d’autres choses que ses savoir faire définis trop simplement.
Chacun est en charge de son propre capital humain
Dès lors que l’on accepte que ses savoir faire professionnels ne sont que l’un des éléments de son profil, et de fait le moins discriminant, alors son portefeuille de capital humain apparaît plus clairement comme un portefeuille d’autres savoir-faire et savoir-être bien plus importants en réalité. Plusieurs éléments de ce portefeuille sont devenus cruciaux aujourd’hui de par l’arrivée de nouvelles technologies et d’une nouvelle sociologie. Citons quelques exemples :
• La capacité à s’adapter aux technologies, à adopter celles-ci dans sa vie quotidienne et professionnelle, à avoir à leur endroit l’esprit curieux et ouvert plutôt que réticent a priori ;
• La familiarité avec les réseaux sociaux et les nouvelles formes de réseautage (y compris l’appartenance à de nouvelles “guildes” organisées autour de l’amélioration et la reconnaissance de savoir-faire), afin d’être socialisé selon les nouvelles normes, de gérer sa visibilité, son développement et sa formation, ses réseaux d’amis et de relations professionnelles, quel que soit son âge et son rôle actuel.
• La capacité à être apprécié par les collègues, celle de collaborer avec eux, afin d’être reconnu comme un maillon essentiel dans les nouvelles formes de travail en et hors l’entreprise
• Celle de trier les informations sans noyer ou être noyé (la curation) afin d’être informé et d’être respecté pour sa capacité de synthèse ou d’analyse
• Celle de prendre soin de sa santé, dans un monde d’objets connectés où la santé de chacun devient plus visible, est considérée comme de plus en plus importante par les autres pour être considéré comme un collaborateur utile et fiable
La nouveauté est non seulement que ces compétences sont devenues essentielles mais surtout qu’elles sont désormais mesurables de façons de plus en plus fines et plus ou moins publiques, par chacun pour soi-même et pour ses collègues et bien sûr par ceux qui recrutent. Ces mesures sont rendues possibles notamment grâce au Big Data mais aussi de par la transparence qu’offre désormais notre société à travers les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, sa capacité à analyser et à décrire les individus bien au-delà de leurs attributs professionnels traditionnels. Ceux qui refusent de le voir et de développer leur portefeuille s’excluent de fait du nouveau marché du travail et bientôt d’autres marchés comme celui des prêts bancaires ou des assurances.
Ces compétences deviennent des obligations.
Comme dans tout domaine de valorisation, nul ne peut être bon partout. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire, ce serait même inquiétant si quelqu’un l’était. Mais à l’inverse se contenter de n’être valorisable que sur quelques rares axes ou faire preuve de déni par rapport à cette nouvelle réalité serait prendre un risque majeur surtout et justement sur les axes les plus marchandisés comme les savoir-faire professionnels.
La société, les technologies comme l’entreprise permettent le développement de notre capital humain individuel
Si chacun est en charge, ou peut l’être, c’est qu’un autre phénomène, concomitant, le permet. Les formations sont de moins en moins coûteuses et plus faciles d’accès, elles entrent en outre progressivement aussi dans l’économie du partage et concernent de plus en plus ces nouveaux savoir-faire ; l’information devient disponible ; le co-développement est possible à tous les niveaux dans et hors l’entreprise ; le Big Data analytique est de fait accessible à presque chacun ; des outils comme LinkedIn permettent aux individus et aux employeurs d’accéder à des métriques jusqu’alors inconnues ; l’évaluation par les pairs devient une norme sociale non écrite mais bien réelle et concrète ; la validation des compétences peut venir de la reconnaissance par des pairs, des clients, de façon bien plus riche que par celle d’un diplôme ; le CV traditionnel est déjà remplacé par le portefeuille nettement plus concret qu’est pour chacun sa page LinkedIn, etc.
D’autres technologies s’insèrent désormais dans les systèmes d’évaluation des nouvelles compétences : des capteurs d’humeur, de santé, d’indicateurs de prochain “burn-out”, etc. mais aussi des analyses des comportements sur les réseaux sociaux pour faire apparaître la sociabilité, la curiosité, l’inventivité, la fiabilité, le fait d’avoir une “réputation”, des “suiveurs”, etc. Bientôt les neurosciences complèteront la palette de façon exponentielle.
Les entreprises, et notamment les DRH, insistent désormais pour que le développement individualisé de chacun fasse partie des procédures plus standardisées du développement collectif du capital humain. Beaucoup ont compris qu’aider chacun à enrichir son portefeuille sera bénéfique pour tous.
Bien sûr il faudra continuer aussi à (se) former sur les savoir faire professionnels mais il est désormais possible et nécessaire de se former sur tous les autres aspects de son portefeuille de capital humain. Le rôle de la société (en encourageant la digitalisation, les MOOCs, la validation d’autres compétences, en favorisant l’émergence de formations atypiques comme l’Ecole 42, etc.) et de l’entreprise (en mesurant et en sensibilisant chacun sur les éléments distinctifs de son portefeuille) jouent désormais des rôles fondamentaux dans le développement du capital humain individuel et collectif.
Les plus sensibles à ces nouveaux aspects sont ceux qui appartiennent à cette vague de free-lance, auto-entrepreneurs etc. qui ont bien compris que sans prouver leur “valeur” globale de façon permanente (incluant leurs compétences professionnelles mais aussi toutes les autres) leur prochain engagement serait compromis ou leur prix de vente diminuerait. Ils ne peuvent se reposer sur l’illusion de maints CDI selon laquelle leur développement est pris en charge par l’entreprise.
Aborder le capital humain sous cet angle est à la fois constructif et d’apparence assez facile, mais est au fond de mise en œuvre extrêmement délicate car cela demande à chacun individuellement comme collectivement aux institutions, dont l’entreprise, de revoir finalement toute la notion de “développement” des hommes et de “valeur” de chacun individuellement dans un concept de capital humain plus vaste. Cela va conduire à revoir nos valeurs, nos habitudes, nos cultures d’entreprises, notre droit.